
Voici les interprétations et résultats que nous avons tirés de nos entretiens avec les disc-jockeys et les chefs d'orchestre, parfois en contradiction avec des idées de notre revue de littérature:
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Un désintérêt marqué pour l’animation de l’émotion collective : la prédominance de la technique et un rapport minimum au public
Si la part de la technique apparaît essentielle dans les deux métiers, il peut paraître étonnant qu’elle en vienne à éclipser l’animation de l’émotion collective elle-même. C’est en tout cas la conclusion que nous avons tiré de la confrontation de la théorie au terrain.
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En effet, pour les chefs d’orchestre, la technique permet non pas de restreindre les libertés des musiciens en codifiant de bout en bout leurs gestes, mais de créer un « cadre » où leurs libertés pourront s’exprimer. La technique est d’autant plus cruciale dans les représentations d’orchestres d’amateurs qui, à défaut d’avoir l’expérience, nécessitent un cadre pour les guider.
Pour les DJ, la partie terrain nous a permis de confirmer l’importance de l’aspect technique (BPM, sele​cta et autres) dans ce métier : ainsi pour préparer un set, il faut compter minimum cinq heures selon un DJ interrogé.
Cette conclusion est particulièrement intéressante, car à la fois chefs d’orchestre et DJ soulignent l’importance de la technique, à tel point que l’animation de l’émotion collective leur apparaît secondaire. D’autant plus que le rapport au public – et par là-même, à l’émotion collective – est également minime.
William : « C’est-à-dire généralement l’orchestre sent qu'il y a un truc très fort qui passe dans le public mais chacun est dans un rôle tellement poussé techniquement compliqué… Enfin, je veux dire, la difficulté technique peut être énorme ! On est vraiment en train d'accomplir un travail quoi. »
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Yannick : « Ouais ouais, j’avais prévu vraiment mon truc genre tel morceau, tel morceau – ça me donnait un cadre aussi, ça me rassurait comme c’était la première fois je voulais pas… du coup je voulais faire ça donc je partais du principe que je m’en battais les couilles du public. Si ça passait pas bah ça passait pas. Je voulais le faire comme ça parce que si je changeais un autre truc ça aurait plus eu trop de sens dans la cohérence que je voulais donner tu vois. Donc je voulais juste, enfin en toute modestie entre guillemets, j’ai un peu une approche artistique quoi. »
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Le point de départ d’une émotion collective
Dans un premier temps sceptiques à l’idée d’une émotion collective, les DJ que nous avons interrogés se sont ensuite accordés à dire qu’une telle émotion pouvait exister dans le cas où le DJ impose ses choix musicaux au public, au lieu de s’adapter à ce dernier.
Ce résultat va à l’encontre d’une des hypothèses que nous avions tirées à l’issu de notre revue de littérature. Dans celle-ci, Morgan Jouvenet mettait l’adaptation par rapport au public au cœur du métier de DJ ; ce qui est invalidé par les déclarations de Yannick et Vincent.
Elles nous permettent également de souligner l’importance de la surprise comme moyen de créer une émotion lors des sets de DJ. Selon Yannick et Vincent, c’est parce que le public découvre une musique nouvelle qui lui plaît qu’il va ressentir une émotion collective forte. C’est donc en jouant sur la surprise et en ne tenant pas compte des attentes du public, les DJ peuvent créer une émotion qui s’avèrera être collective.
Pour parvenir à créer cette surprise, il faut toutefois que l’animateur incarne une figure d’autorité en imposant ses choix musicaux et en ignorant les attentes de son auditoire.
Néanmoins, nous nous sommes demandé si un morceau que le public connaît déjà ne peut-il pas également amener à une émotion collective ? Louis Quéré souligne bien dans son article que l’émotion collective peut provenir à la fois de la surprise et de ce qu’on l’on connait déjà. Pour cela, nous avons conclu qu’une étude complémentaire centrée sur le public pourrait être pertinente pour répondre à cette question.
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Yannick : « C'est un bon moyen de surprendre et de…ouais voilà je pense c’est vraiment en surprenant les gens que tu peux créer une émotion collective. »
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Quant au chef d’orchestre, à défaut d’animer volontairement l’émotion collective au sein du public à cause des raisons citées précédemment, il apparaît toutefois qu’il puisse animer l’émotion au sein de son orchestre.
C’est tout du moins la conclusion à laquelle nous sommes arrivées en interrogeant les chefs d’orchestre, particulièrement dans le cas d’orchestre d’amateurs comme l’a souligné Christophe.
La partie théorie comme pratique ont mis en lumière le lien fort entre chef et orchestre, élément essentiel pour le bon déroulement de la représentation et un possible ressenti émotionnel. Il est vrai que dans le cadre d’orchestre professionnel, l’attention étant maximale et la technicité cruciale, l’animation de l’émotion paraît secondaire ; mais dans le cas de musiciens amateurs, peu habitués aux représentations et donc excités à l’idée de performer, une canalisation de cette émotion par le chef est nécessaire. Ce n’est pas alors de l’animation au sens de création, puisque l’émotion est présente avant la représentation, mais plutôt une gestion de l’émotion collective.
Ainsi, un point intéressant à traiter – et à creuser – et le lien émotionnel qui unit le chef à ses musiciens, et qui s’apparente parfois à de la gestion de l’émotion.
Au-delà de l’existence d’une émotion collective, le DJ, comme le chef d’orchestre sont capables de créer cette émotion bien que cela soit involontaire.
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William : « Il y a beaucoup de choses qui se règlent toutes seules ! Et c’est là que c’est utile de prendre des cours de direction parce qu’on apprend ce qu’il faut régler et ce qu’on n’a pas besoin de régler. Parce qu’à force de répéter les choses, ils vont se trouver, ils vont apprendre à s’écouter, à communiquer euh… Avec leurs yeux, avec leurs oreilles ! Mais, y a des choses qui vont se régler plus vite quand nous on intervient, qui vont se régler tout court et qui ne se régleraient pas si nous on n’était pas là. Et puis on est là vraiment pour inciter telle personne à écouter telle autre personne à tel moment de la partition parce que c’est là que doit se créer l’interaction etc… »
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L’influence des facteurs environnementaux sur l’émotion collective
La partie théorique comme notre étude terrain nous ont confirmé que les facteurs environnementaux, externes étaient très important dans l’animation de l’émotion collective.
En effet, Vincent et Yannick ont validé l’hypothèse théorique de Morgan Jouvenet selon laquelle les DJ doivent prendre en compte plusieurs variables sur lesquelles ils n’ont pas le contrôle pour préparer leur set. C’est le cas du lieu, du moment de la journée, de l’ambiance générale, les lumières. Un autre facteur abordé uniquement lors de notre étude terrain mais qui a un impact très important sur l’animation de l’émotion collective est l’usage de drogue.
Le chef d’orchestre doit également prendre en compte des facteurs qui échappent à son contrôle. L’âge du public reste le plus important concernant l’émotion collective ressentie par le public car il influence beaucoup la manière dont il va réagir à une œuvre puisque leur expérience peut être totalement différente. Christophe parle d’une différence de ressenti émotionnel.
Ces résultats nous permettent de tirer plusieurs conclusions.
Tout d’abord, cela nous permet de rappeler la difficulté de l’animation de l’émotion collective à cause du collectif qui est composé d’individus très différents et des facteurs externes influençant la représentation et donc l’animation de l’émotion collective.
De plus, il semble que l’émotion collective aille au-delà de la réception de la musique : vécu passé, ambiance générale par exemple. Encore une fois, une étude plus approfondie sur le public serait un très bon complément à notre étude pour mieux comprendre l’ampleur de l’émotion collective ressentie.
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Yannick : Le lieu quand tu rentres dans la salle, c’est constamment là. Le lieu il va beaucoup plus t’influencer que le public. D’ailleurs fin Berlin Tonal le lieu était ouf…
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Vincent : Le festival où on était à Berlin.
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Yannick : … C’était fin… tu vois que ça joue. Et ça joue sur le public aussi. Là par contre, si tu veux parler d’émotion collective, le lieu est aussi super important parce que du coup ça t’imprègne une ambiance et là effectivement bah elle est commune. […] Que tu sois de mauvaise ou de bonne humeur, l’ambiance que les mecs ils t’imprègnent avec tel lieu, elle est propre au lieu et du coup elle se reflète de la même manière sur tout le monde. »
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En guise de récapitulatif, voici un tableau rappelant les différents points de confrontation entre les métiers de disc-jockeys et de chefs d'orchestre.

BPM >
Battement par minute, utilisé pour exprimer le tempo de la musique
BPM >
Selecta >
Désigne le DJ qui choisit les musiques de son set.
Selecta >


Contrairement à ce que la partie théorique laissait penser, le public est paradoxalement relativement peu important lors de représentations musicales de DJ ou d’orchestre. Or, ce manque d’intérêt pour le public est un corollaire du désintérêt pour l’animation de l’émotion collective.
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Pour le chef d’orchestre, cette réalité est en partie liée à sa position lors d’une représentation, puisqu’il est dos au public et possède donc peu d’éléments pour mesurer la satisfaction du public et animer l’émotion collective. Le chef d’orchestre s’occupe ainsi en priorité de créer une harmonie au sein de l’orchestre, avant même de penser à l’animation d’une émotion collective au sein du public.
Pour le DJ, certes il réfléchit aux goûts musicaux du public avant la prestation, mais non pas pendant le set en s’adaptant à l’émotion collective de l’audience comme avait pu le suggérer la partie théorique. En réalité, les DJ que nous avons interrogé ont soutenu que leur prestation était avant tout une expérience personnelle, dans la mesure où il rejetait des heures voire des jours de travail et avait donc peu de considération pour les remarques désobligeantes du public.
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Ainsi, la confrontation de la partie théorique à la partie terrain nous a permis de souligner le caractère secondaire de l’animation de l’émotion collective, d’une part à cause de la prépondérance de la technique sur l’émotion collective et d’autre part à cause de l’importance limitée du public.
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Toutefois, bien que l’animation de l’émotion collective ne soit pas le but premier des représentations musicales des DJ et chefs d’orchestre, cela n’empêche pas la création d’une émotion et son animation involontaire à travers plusieurs éléments.



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La création involontaire d’une émotion collective
Si, lors des entretiens, les DJ et les chefs d’orchestres interrogés n’estimaient pas être à l’origine ni même animer l’émotion collective du public ; notre étude terrain a également montré qu’ils étaient en mesure de créer de l’émotion collective de manière involontaire.
En effet, comme nous l’avons déjà souligné, la surprise permet aux DJ de créer une émotion collective. Cela vient donc confirmer que comme établit dans la partie théorique que la surprise est la cause de l’émotion collective. Néanmoins, cette création n’apparaît pas comme volontaire puisque comme nous l’avons déjà vu, de manière assez surprenante, le public et la création d’une émotion collective ne semble pas être le but ni même une des préoccupations des DJ. Cela ne veut pas pour autant dire qu’ils ne provoquent pas une émotion collective par l’intermédiaire de leur musique : en créant la surprise ils peuvent générer une émotion collective même s’ils ne perçoivent cela uniquement comme le test de leur set.
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Yannick : « C'est un bon moyen de surprendre et de…ouais voilà je pense c’est vraiment en surprenant les gens que tu peux créer une émotion collective. »
La logique en jeu chez les chefs d’orchestres est apparue différente de celle des DJ. Nos entretiens, notamment celui de Christophe nous ont montré que pour les chefs d’orchestres, leur rôle n’est que celui d’un intermédiaire entre le compositeur, son œuvre et le public. Ainsi le véritable créateur de l’émotion semble être le compositeur et son œuvre. Cette déclaration va à l’encontre de nos recherches théoriques qui montraient que le travail du chef d’orchestre commençait par l’interprétation particulière d’une œuvre, le plaçant lui comme créateur de l’émotion collective du public. Pourtant, encore une fois, cela ne veut pas dire que le chef d’orchestre ne peut pas créer une émotion collective, en tant que leader de l’orchestre et de la représentation, il est celui qui par ses actions, ses gestes permet la création de l’émotion collective.
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Par conséquent, on ne peut conclure à une absence totale d’animation de l’émotion collective chez le DJ et le chef d’orchestre, elle semble être réelle bien qu’involontaire.
Néanmoins, ces animateurs de l’émotion collective ne sont pas les seuls à facteurs l’influençant. Il est impératif de prendre en compte les effets des facteurs environnementaux.
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Christophe : « Je trouve que le compositeur, c’est quand même lui le fautif de l’émotion. Le chef lui est à son service, il doit retrouver cette émotion, il doit donner sa propre vision de l’émotion de ce qu’il écoute, de ce qu’il dirige. Mais le compositeur est le premier responsable. C’est le compositeur qui donne à la mort sa vision : si vous écoutez le Don Juan de Mozart, celui de Fauré, celui de Verdi, on a trois visions de la mort qui sont complètement différentes. Complètement différentes et le chef ne pourra pas lutter contre ça. Verdi, le Dies Irae – c'est-à-dire là où on passe à la casserole – et bah c’est d’une violence extrême, il ne peut pas contre carrer ce que Verdi a voulu dire. Quand on fait le Requiem de Fauré c’est d’une douceur… Donc le chef peut pas aller contre ça. Il va retranscrire la vision de ce qui se passe quoi. »
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En conclusion, la confrontation de la partie théorique à la partie pratique nous a permis de tirer de nombreuses conclusions, dont la plus importante est que DJ et chef d’orchestre n’animent pas volontairement l’émotion collective. Certes, de l’émotion peut naître lors de représentations musicales, mais elle ne semble jamais le but premier des deux performeurs.
En effet, la première remarque que nous avons pu tirer est que la technique est cruciale lors de représentations musicales : cela explique qu’elle prenne le dessus sur l’animation d’une émotion collective. Deuxièmement, contrairement à ce que nous avons pu penser dans la partie théorique, DJ et chef d’orchestre accorde relativement peu d’importance au public, que ce soit parce qu’ils imposent leurs musiques et leur interprétation ou parce que, dans le cas du chef d’orchestre, ils sont dos à lui.
Pour toutes ces raisons, nous avons conclu que l’animation de l’émotion collective par les DJ et les chefs d’orchestre demeurait très limitée et que si émotion collective il y avait, ce n’était pas de manière volontaire. Néanmoins, il faut noter que les deux DJ que nous avons interrogés lors de ces études de cas ne font pas d’EDM, genre de musique privilégié en boîtes de nuit. Par conséquent, pour avoir un rapport exhaustif il faudrait interroger d’autres DJ faisant de l’EDM. Il serait également pertinent de s’intéresser à cette animation du point de vue du public pour savoir exactement dans quels cas ils ressentent une émotion collective.